Le constat.
Il ne m’est jamais venu à
l’esprit de chercher à établir une statistique pertinente sur le pourcentage de
polars qui mettent en scène un ou plusieurs personnages récurrents. Je me suis
contenté de mes lectures, nombreuses, et de mes déambulations chez les
libraires, dans les salons ou fêtes du livre auquel je participe, ou sur les
sites d’Amazon ou de la FNAC, pour faire le constat que la récurrence des
personnages dans le polar est un mode littéraire très répandu. Aussi bien chez les auteurs
français que chez les étrangers qui sont traduits dans notre langue.
Je ne citerais que quelques-uns
de ces auteurs. L’incontournable Henning Mankell et son Kurt Wallander qui nous
fait découvrir certaines faces sombres de la souriante Suède, modèle idéal de
tous les sociaux-démocrates. L’autre suédoise Camilla Lackberg et son héroïne,
la romancière Erica Falck et son compagnon, le policier Patrick Hedström, qui
collaborent dans des enquêtes autour du petit port de pêche de la côte ouest,
Fjällbacka. L’américain Michael Connelly
et son détective Harry Bosch de Los Angeles, impulsif et obsessionnel, que l’on
côtoie dans une vingtaine de romans. Le Danois Jussi Adler Olsen et son équipe
de choc du Département V, Carl Morck, son assistant d’origine syrienne Assad et
Rose, la secrétaire punk. Côté Français : le petit (par la taille)
commissaire Verhoeven dans la trilogie de Pierre Lemaitre (Travail soigné, Alex,
Sacrifice). Le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg, intuitif et nonchalant et
son acolyte Adrien Danglard, organisé et méthodique, chez Fred Vargas. Le
commandant Martin Servaz, flic intuitif de Bernard Minier.
Ce n’est pas une tendance
récente. Déjà chez Agatha Christie, on pouvait suivre les aventures du célèbre détective
professionnel Hercule Poirot et de la détective amateur Miss Marple dans une
bonne trentaine de romans. Chez Simenon, le commissaire Jules Maigret se
retrouve dans soixante-quinze romans. Chez Pierre Magnan, son commissaire
Laviolette enquête dans les Alpes de Haute Provence dans huit romans.
Ce premier constat, pour
être complet, ne doit pas omettre de signaler que les personnages récurrents des
romans policiers ne sont pas uniquement les personnages principaux. On retrouve
souvent, à leurs côtés, des personnages secondaires – des adjoints, des
médecins légistes, des procureurs, des juges, des avocats, des journalistes,
des conjoints, des amis, des parents – qui sont décrits par les auteurs avec
autant de rigueur et de précision que les héros de leurs romans.
Les raisons.
Pourquoi un auteur de
roman policier est-il tenté de créer un ou plusieurs personnages
récurrents ?
La solution de facilité peut-elle
être retenue ? Je ne le crois pas. Ou pas entièrement, en tout cas. Bien
que l’attachement à un personnage que l’auteur a réussi à faire vivre dans un
premier roman puisse, évidemment, constituer un solide point d’appui au moment
d’écrire une nouvelle histoire. Le personnage récurrent est alors le fil
conducteur d’une œuvre, d’une série. Sans pour autant que les différents romans
constituent une suite.
Mais il est vrai que je
ne peux pas répondre à la place de tous ces auteurs que je viens de citer. On
pourrait imaginer un travail de recherche universitaire qui consisterait à
fouiller dans les nombreuses interviews de ces écrivains, dans les analyses critiques
de leurs romans, les moindres indices qui pourraient nous mettre sur la voie et
nous éclairer sur leurs motivations profondes.
Évidemment, ce n’est pas
la mission dont je me suis investi. Je laisse cette ambition à d’autres. J’ai
choisi une voie plus intuitive, dans laquelle je me sens forcément plus à mon aise :
celle de mes propres romans.
Lors d’une rencontre
littéraire autour du polar, une lectrice m’a posé la question : comment
est né le personnage de Félicien Aubin ?
Comment il est né, je
n’en sais rien. J’ai envie de répondre que je n’y étais pas.
Ce que je sais,
c’est qu’il a aujourd’hui, un peu plus de cinquante ans. Il a dû naître dans
les années soixante. Est-ce que cela a pu avoir une incidence sur sa façon de
vivre ? Pourquoi pas ! Mais il n’a pas connu mai 68 ! Trop jeune.
Alors,
comment ai-je fait sa connaissance ?
Je
l’ai découvert par hasard, un jour où j’avais décidé de m’intéresser à une
affaire criminelle : un meurtre dans une chambre d’hôtel à Bandol. Une
fiction, bien sûr (Crimes et sentiments).
C’est ainsi que j’ai
rencontré Aubin pour la première fois.
L’ai-je créé ? Je ne le crois pas. Je
l’ai vu arriver dans sa vieille guimbarde, un jour de tempête, vêtu simplement,
sans souci de paraître. Ce n’est pas un athlète, il ne joue pas les cow-boys.
Physiquement c’est un homme qui n’a rien de particulier, mais tout de même un
certain charme. J’ai assisté aux premiers instants de l’enquête. J’ai trouvé
qu’il avait quelque chose de peu commun pour un policier. J’ai tout de suite
compris qu’il n’était pas flic par vocation : sa manie de vouloir se faire
appeler « inspecteur » alors que cette appellation n’est plus en
usage dans la police nationale depuis 1995. Son véritable grade était
« lieutenant », ce qui n’est pas particulièrement brillant pour un
fonctionnaire de plus de 50 ans, il devrait être commandant ou au moins
capitaine. Pourquoi ? Est-ce que c’est un mauvais flic ? Est-ce qu’il
est mal apprécié par sa hiérarchie ? Et pour quelles raisons ?
J’ai décidé de
m’intéresser à lui autant qu’à l’enquête. Mener les deux histoires en parallèle,
en quelque sorte.
J’ai
compris – découvert ? ‒ peu à peu,
ce qu’il était réellement. Son vécu, son passé, sa jeunesse, sa famille, ses
blessures, ses souffrances. Tout ce qui a fait de lui un dépressif pessimiste
et révolté.
Sa
hiérarchie lui reproche de ne pas faire preuve d’esprit d’équipe, d’être un
solitaire. Pourtant il collabore avec certains de ses collègues, peu nombreux,
il est vrai.
J’ai
découvert peu à peu sa conscience professionnelle, son attachement aux services
publics, son combat pour la justice quitte à être parfois en marge de la
légalité républicaine. J’ai apprécié sa fidélité en amour, en amitié.
C’est un homme déçu par
la lente et inéluctable mise à mal de ses idéaux de jeunesse.
Il semble mener en
permanence un combat contre lui-même, contre « ses vieux démons »,
comme il dit.
En clair, je ne pense pas
avoir « inventé » le personnage de Félicien Aubin. Je l’ai rencontré.
Il s’est imposé à moi. Pourquoi aurait-il fallu que je l’abandonne ? Au
contraire, j’ai eu envie de mieux le connaitre, de le retrouver dans d’autres
enquêtes. De mieux comprendre sa relation avec sa fille. De le suivre dans sa
vie, comme un ami.
Est-ce qu’il me
ressemble ?
Oui, il n’est pas grand,
plutôt enveloppé. Non, il est plus jeune que moi. Oui, c’est un nostalgique
invétéré. Non, je ne suis pas dépressif comme lui. Oui, je n’ai aimé qu’une
femme dans ma vie. Non, elle n’est pas morte d’un cancer à trente-cinq ans.
Oui, il a toujours exercé son métier avec conscience et rigueur. Non, je n’ai
jamais été policier. Oui, non, voilà ! Que dire de plus ?
L’intérêt.
À travers deux extraits
de « Crimes et sentiments »,
je vais essayer de montrer l’évolution de mon personnage et ce qui le rend
peut-être attachant pour le lecteur.
Page 19. Pourtant, Félicien Aubin était plutôt un bon flic, consciencieux et
perspicace. Mais, à cause de son manque de souplesse, il n’était pas très bien
noté et, à cinquante ans, il était toujours lieutenant. Il n’avait pas franchi
les échelons supérieurs de la carrière des officiers de police. Il aurait dû
être capitaine ou commandant comme la plupart de ses collègues du même âge.
C’était le cadet de ses soucis. Il n’éprouvait que du mépris pour ceux qu’il
qualifiait de lèche-cul. Les quelques rares amis qu’il avait dans le milieu de
la police et ses supérieurs ne comprenaient pas le décalage qu’il y avait entre
sa façon de vivre, son apparente désinvolture, son manque de docilité à l’égard
de sa hiérarchie, le peu d’intérêt qu’il portait aux choses simples de la vie
ou aux sujets qui préoccupaient ses collègues, et la conscience professionnelle
dont il faisait encore preuve dans l’exercice de son métier d’enquêteur ; il y
avait quelque chose qui ne cadrait pas.
Page
217. Il sentit que cette fois-ci il n’y
couperait pas. Les vieux démons du souvenir, qui s’étaient fait oublier depuis
quelques semaines, mouraient d’envie de revenir le titiller. La crise
d’allergie mélancolique le frappa au moment où il s’apprêtait à sortir de chez
lui pour se rendre à son bureau. Il ne résista pas, il était trop las,
incapable de lutter.
Il se déshabilla, décrocha le
téléphone et appela l’hôtel de police pour avertir qu’il ne viendrait pas
travailler aujourd’hui.
Il se coucha et se laissa voluptueusement
envahir par ses vieux démons. Ils décidèrent ce jour-là d’évoquer ce terrible
moment où le médecin annonça à Marie qu’elle avait un cancer.
C’était un beau jour de printemps en
2002. Félicien Aubin avait l’impression que sa vie, qu’il avait eu tant de mal
à reconstruire après l’accident de ses parents, s’effondrait de nouveau, mais
que cette fois il ne s’en remettrait pas.
Marie était toute sa vie. Tout
tournait autour d’elle. Il n’avait jamais aimé une autre femme qu’elle. Il la
considérait à la fois comme son épouse, sa sœur et sa maîtresse.
Tout avait commencé quelques mois
auparavant. Elle s’était sentie fatiguée. Elle toussait souvent. Elle,
d’ordinaire si calme, si patiente, s’était mise en colère une fois contre la
petite Julie pour un enfantillage sans importance. Félicien Aubin en avait été
surpris. Le médecin traitant lui avait prescrit quelques remontants et lui
avait ordonné des examens sanguins et une radio des poumons, par pure routine,
pensant qu’il pouvait s’agir d’une bronchite. C’était, en effet, le début de
cette épidémie de bronchites chroniques que l’on connaît aujourd’hui à cause
des pollutions. Malheureusement les résultats furent sans ambiguïté : le poumon
gauche était atteint. La gravité de la lésion nécessita l’intervention
chirurgicale d’urgence. Le poumon fut presque entièrement retiré et une
chimiothérapie de cheval fut entreprise.
Aubin se demandait comment il pouvait
être possible, en quelques secondes, de basculer ainsi du bonheur euphorique à
l’anéantissement le plus total. Les matins qui suivirent, lorsqu’il se
réveillait, pendant une fraction de seconde il éprouvait la sensation d’avoir
fait un mauvais cauchemar et que tout allait bien.
Les séances de chimiothérapie furent
un calvaire pour Marie. Chaque fois elle tombait dans un état de fatigue qui la
déprimait, accompagné de nausées insupportables et de fortes migraines. Mais
elle faisait preuve d’un courage étonnant, luttant pied à pied contre cette
sordide maladie. Pour la réconforter, on lui disait que ces terribles effets
secondaires qui la torturaient étaient la preuve que le traitement était
efficace et qu’en revanche, si elle n’avait rien éprouvé ça aurait été un
mauvais signe. Elle y croyait ou elle faisait semblant d’y croire.
Immédiatement après le traitement,
vers la fin de l’été, sa santé s’améliora d’une manière spectaculaire. Elle
reprit du poids, ses cheveux repoussèrent et au mois de septembre elle fit même
sa rentrée au collège Pierre Puget. Les médecins faisaient preuve d’un
optimisme mesuré.
Aubin et ses beaux-parents, qui
étaient venus s’installer dans la petite maison sur les pentes du mont Faron,
reprenaient espoir sans oser le dire. Marie avait retrouvé sa joie de vivre.
Ils vécurent comme cela, dans
l’attente du moindre signe de faiblesse, de lassitude ou de douleur de l’être
le plus cher qui les unissait. Le temps est suspendu, disait-il à son ami
Lucien Mignard, nous l’observons jour et nuit et la couvons sans lui montrer
notre angoisse, c’est épuisant.
Et puis, peu à peu, sa santé a
recommencé à se dégrader. Elle se remit à maigrir. Elle avait de plus en plus
de mal à respirer, elle recommença à tousser et un jour, Félicien Aubin ramassa
dans la poubelle un mouchoir en papier avec des traces de sang. Il comprit.
Il se souvenait de cette nuit au
cours de laquelle Marie lui annonça froidement qu’elle n’avait plus que
quelques semaines à vivre. Elle le prit tendrement dans ses bras décharnés et
lui dit tout l’amour qu’elle avait pour lui et combien elle était désolée de ne
pouvoir l’accompagner pour élever leur petite Julie. Elle lui confia, cette
nuit-là, une pensée qu’il n’avait jamais pu chasser de son esprit : « Je
te fais confiance, élève la dans la dignité. Fais-en une femme généreuse et
humaine ». Cette phrase le torturait toujours car il avait le sentiment de
l’avoir trahie.
En janvier 2004, Marie s’éteignit
avec le courage qu’on lui connaissait. Terriblement amaigrie, sa jolie voix
méconnaissable, elle demanda à voir une dernière fois sa fille. Lucie et
Blandine, la sœur de Félicien, l’aidèrent à se maquiller sur son lit de
supplice. Elle parvint à dissimuler sa souffrance et embrassa la petite Julie
en contenant ses larmes. Le soir même, elle serra de ses doigts diaphanes et
tremblotants la main de son Félicien et s’en alla dans un souffle discret. Elle
avait trente-six ans.
Aubin était hagard, il n’acceptait
pas de voir partir la seule femme qu’il ait jamais aimée. Il refusait de toutes
ses forces l’idée de devoir dire adieu à l’amour de ses vingt ans, à son amour
de toujours. Il ne voyait pas la nécessité de continuer à vivre sans elle.
Il sombra, quelques jours après, dans
une terrible et longue dépression. Il ne se sentait plus le courage de regarder
sa fille sans pleurer, de lui parler de sa mère, de lui sourire, de lui permettre
de poursuivre son enfance. De l’éduquer tout simplement. Lucie et François
décidèrent alors, en accord avec Blandine, de recueillir leur petite-fille qui
venait d’avoir six ans.
En s’assoupissant, cet après-midi-là,
Félicien revoyait ces années lumineuses, ce temps de l’insouciance, ces années
de jeunesse qu’il avait laissé s’écouler à toute allure sans même penser à
essayer d’en ralentir la fuite inexorable parce qu’il croyait qu’elles
dureraient toujours.
Cette longue journée passée au lit,
faite de somnolence rêveuse et de périodes de lucidité, s’acheva vers 18
heures. Il se sentit mieux, comme lorsque l’on sort d’une grippe et que la
fièvre est tombée. Il se dit que c’était peut-être cela que « faire son deuil
», une expression qu’il n’avait jamais bien comprise.
Il pensait que, ce qui est terrible
dans la disparition d’un être cher, c’est que le souvenir que l’on en garde est
celui des derniers instants. Il efface tous les autres, or, c’est souvent celui
de la souffrance, de la peur, de la déchéance physique. Pendant toutes ces
années noires qui avaient suivi sa dépression il ne revoyait Marie qu’avec ses
grands yeux noirs désespérés, marqués par une souffrance inhumaine, perdus dans
la profondeur des orbites creusées par la maladie.
Depuis quelques semaines cette image
commençait enfin à s’estomper. De nouveau, mais par séquences seulement, il
revoyait la jolie jeune femme brillante et attirante avec qui il avait choisi
de partager ses espoirs et son avenir. C’était peut-être, enfin, le signe de la
guérison.
Ce qui vaut pour l’auteur
vaut tout autant pour le lecteur. Après avoir fait connaissance d’un personnage
dans un roman, il y a sans doute trois alternatives. Ou bien le roman ne nous a
pas plu et même si le personnage nous a convaincu, nous n’aurons probablement
pas envie de mieux le connaitre. Si le roman et les personnages nous ont laissé
indifférent, inutile de poursuivre la relation. Mais, si le roman nous a
intéressés et que nous avons trouvé le personnage attachant, vivant, nous aurons
envie de le retrouver dans d’autres aventures, dans d’autres circonstances de
sa vie.
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